Un amour de cœur…

XV

Je suis là, devant ce comptoir blanc. Les larmes coulent sur mon corps. Il est 15 h 15. Un cri est lâché.

« Il a une arme. Attention, il a une arme. Il va tirer » claironne la voie stridente d’une femme, affolée.

Je n’ai que le temps de me retourner. J’entends la détonation. Une éclaboussure me surprend, me frappe, dans ma stupeur. Je porte instinctivement la main droite sur ma figure. M’essuyer.

Je regarde. Je sais. Du sang… et des matières visqueuses.
Vomir. J’ai envie de vomir.

Une autre voix me bouscule :

« Louis, Louis, viens par ici » me dit Charlène Nandau. Elle est le cardiologue de ma femme.
« Donnez-lui un sédatif » ordonne-t-elle à une infirmière.
« Assieds-toi, là. Prends. Cela te fera du bien. »
« Tu n’avais pas besoin de cela. Tsss. Repose toi ici. On se verra après, un peu plus tard ».

XIV

Un brouhaha immense. Après le silence. La vie cherche à prendre à nouveau la route de son fleuve. Ahurissante, abrutissante.

Je sors du bureau de Charlène. Elle vient de m’annoncer la terrible nouvelle.

« Lou, ta femme est au plus mal. Si l’on ne trouve pas un cœur… il lui reste un peu moins de quelques heures. »
« Combien ? Combien de temps ? Combien de temps cela va-t-il encore durer ? Combien… »
« Lou, Lou, calme-toi. Il faut espérer en trouver un d’ici… quatorze, quinze heures. Ensuite, il nous faudra aviser autre chose. En douceur… »
« Non, non, non. NOOON. Je ne veux pas envisager une telle solution. Marie-Lou est la femme de mes jours, la vie de mes enfants. Sans elle, je ne suis rien. Sans elle, ils sont amputés d’un membre important. »

« Qui tiendra nos vies ? Qui nous rendra l’amour ? Qui ? »

Je sors de son bureau, déchiré. Je ne peux masquer mes pleurs. À quoi bon !

Le brouillard. Je sens sous mes doigts le bois. Je m’y appuis. Je sens le sol se dérober.

« Ca ne va pas, monsieur ? »

XIII

Une cavalcade.
Dans les couloirs de l’hôpital, court et court encore un jeune homme. Il vient de s’échapper ; la police lui court derrière. Un couloir, deux couloirs, un angle droit, il bouscule des gens épars.

« Bouge-toi de là ; foutez-le camp. Laissez-moi passer ! » crie-t-il à tout vent.


Une infirmière sort d’une chambre, à reculons. Elle ne sait pas, elle ne le voit pas.

« Reposez-vous bien, Monsieur Maurice, vous en avez bien besoin. »
« Oui, oui » dit ce monsieur Maurice, d’une voix bougonne.
« Allez, à tout-à-l’heure », répond-elle.


Treize secondes viennent de se réaliser. Et, c’est le choc.
Teddy Maurrer, le jeune homme, la percute. Il manque de tituber.
Elle, tête la première, tape contre le chambranle de la porte. Le coup est rude, violent.
Un “croc” est perceptible. Le corps glisse le long du mur.
Teddy, affolé, apeuré, réalise. Il vient de tuer quelqu’un… du moins, le pense-t-il.

« Non, non, non. Ca n’est pas vrai ; je ne le voulais pas. Nooon. Mais, qu’est-ce que j’ai fais !? »

Une arme. Il brandit une arme, la tend. Le coup de feu part. Il tombe à la renverse, projetant autour de lui des éclats corporels, gluants et visqueux.

XII

Un infirmier tend la main, vers mon coude, me demandant les raisons de mon état.
Charlène sort de son bureau et vient vers nous…

« Cela fait douze ans que je vis avec elle ; douze ans que nous sommes mariés. Douze ans… et il faudrait que cela cesse ? »
« Tu as bien vu, hier soir » dis-je à Charlène « elle est merveilleuse. Elle souffre en silence, retenant ses propres larmes. »

Charlène, en effet hier soir, était passé à la maison. Elle a passé une partie de la soirée avec nous, après l’avoir ausculté.


Les enfants se chamaillaient légèrement, faisaient du bruit, un peu plus que de coutume. Et moi, débordé, dépassé, je voulais calmer les enfants mais irrité, je m’y pris “comme un manche, un fagot”.

Et, ma femme, de se lever péniblement du salon, pour s’assoir et leur dire avec son sourire si gracieux, si charmant : « Les enfants, s’il-vous-plaît, allez dans vos chambres, allez vous amuser là-bas. Faites un peu moins de bruit qu’on puisse discuter avec Charlène. »
Et, eux deux, de s’exécuter, devenant leurs propres ombres, disparaissant dans leurs antres personnelles.

Elle souriait malgrès la douleur qui la transperçait. Et, moi qui retenait mes larmes, à la voir tant souffrir, depuis tant de temps…


« Oui, oui, je sais. Viens là, Louis, viens » dit-elle. Et, demandant un sédatif à une infirmière passant là, elle me poussa dans son bureau et m’invita à aller me reposer dans “l’antichambre”.

XI

Teddy, notre jeune homme perturbé, pourchassé est un jeune voleur-à-la-tire. Il s’était fait pincé, il y a quelques jours, assez bêtement d’ailleurs. Il eut la mauvaise idée, dans un restaurant, de vouloir dérober un sac-à-main un peu trop en évidence. Pas de chance, la nana était inspectrice. Un flic, au repos, en train de prendre son déjeuner :
« Couillon, va ; là, tu as eu tout faux, mon gars » lui dit-elle en le menottant.

Teddy se plaint de “violences policières” et de fortes douleurs au bras droit. Il fallait donc vérifier. Rendez-vous fut pris, aujourd’hui, à 11 heures, avec un médecin.

Quelques secondes d’inattention, et le voilà en train de courir dans les couloirs de l’hôpital. Deux flics courent après lui, le somment de s’arrêter, l’arme au poing. Et hésitent à tirer.

Teddy, dans sa fuite, bouscule des gens, projette des “choses”, balance vers l’arrière un chariot. Le premier des policiers se prend les pieds dedans. Et tombe ; son arme est projetée à terre.

Teddy ne voit pas l’infirmière qui sort d’une chambre. Il la percute violemment, et manque de tomber.

Paniqué, il voit le pistolet glisser sur le sol et passer devant lui. Il se baisse, l’attrape, tournoie autour de lui, lève l’arme.

Pan, pan, pan… le deuxième policier vient de tirer. Trois coups. Un homme à terre.

Et, moi, je suis là, contre ce comptoir blanc, happé par un jeune en blouse blanche, s’inquiétant pour moi.
À ce moment-là, je reçois en pleine figure divers “fragments” que je tente à m’essuyer aussitôt.

Et, là, je me dis, voilà ce qu’il faut justement pour ma femme, un cœur encore frais.

X

Je me repose, un peu dans les vapes, dans ce transat sur lequel Charlène m’a demandé de me poser. Je réfléchis à la scène à laquelle je viens d’assister involontairement. Mes pensées s’embrument ; l’effet du sédatif doit commencer à se faire sentir. Les paupières me sont lourdes.

Dis minutes après, Charlène entre à nouveau. Je l’entends vaguement me dire qu’il n’y a pas d’espoir. Une des balles a traversé le corps du jeune en plein cœur, ne laissant guère de possibilité pour une transplantation.

Je sens le mien encore plus lourd !

IX

Septembre 1999, le verdict tombe. Ma femme Marie-Lou est gravement malade ; son cœur peut s’arrêter à tout moment. Il lui faut une transplantation cardiaque. Elle est mise, comme de coutume, sur liste d’attente. L’attente est longue et le sera. Évidemment.

Au début, j’eus grandement peur.
En effet, ma petite femme est devenu, au cours de nos années de mariage, témoin de jéhovah.

J’ai appris dans le temps à respecter sa volonté spirituelle, même si je n’étais pas toujours d’accord, et j’eu alors l’appréhension terrible d’un drame funeste, par le fait qu’elle n’accepte guère de sang, même si elle est d’accord avec l’acte chirurgical.

Puis nous avons eu la possibilité de connaître Charlène qui était prête médicalement à faire le nécessaire tout en respectant sa prise de décision spirituelle.

VIII

C’est en repensant à tout cela, dans mon sommeil médica-mental que je m’éveille d’un coup, méchamment embrumé, fortement dans les vapes. Il y avait quelque chose d’irréel à mon état, quelque fait tellement vaporeux que je n’eu conscience de m’être levé et d’avoir commencé à marcher dans le couloir que sous l’empreinte d’un courant d’air frais m’envahissant. Mais pas assez pour me réveiller pleinement.

Cet air frais me transporta huit ans auparavant quand nous avions eu notre premier enfant.
La même sensation à la fois d’éternité et d’instantanéité qui vous laisse en suspens dans le temps, et parfois, souvent, sur place. Hébété.

Je marche le long de ce couloir, absorbé, remarquant à peine la normale revenue. Des techniciennes de surface s’engageaient à effacer les traces de l’incident, mal-venu auparavant.

La vie reprend son tour de veille.

VII

Je me dirige petit-à-petit vers la sortie, la tête dans mes pensées ou les pensées dans ma tête, c’est selon. J’entends au loin une sirène, un bruit qui forcement se rapproche, aussi vite que lui permet le véhicule depuis lequel elle émet. Pour l’entendre s’arrêter brusquement…

Quelques instants avant de sortir, entrent en quasi-cavalcade deux, trois brancardiers véhiculant une personne gravement blessée.

Quelques minutes plutôt, alors que j’étais encore dans le bureau de Charlène, il y eut un accident en ville. Une voiture s’encastra dans un camion, qui avait grillé un feu rouge. Il y eut en tout sept victimes, dont un mort, le conducteur de la voiture, et sa passagère, gravement dommagée.

Tous deux furent éjectés sous le choc, traversant le pare-brise avant. Des passants furent blessés légèrement par les impacts propulsés.

VI

Emilie et Julien sont un charmant petit couple, fraîchement marié.

« Juju, dépêche-toi, on va être en retard. Je n’ai pas envie de stresser aujourd’hui. »
« Oui, oui » répondit langoureusement Julien. « Suis désolé, mon cœur ; il fallait absolument que j’envoie quelques dernières consignes au cabinet. »
« Oui, et beh, là tu vas pouvoir l’oublier quelques temps ton cabinet. Maintenant, on part en noce, et tu laisses ton travail ici. »
« Mais oui, petit-cœur, va. Allez, zou, en voiture… »

C’est donc guilleret, que tous deux partent une semaine. Une semaine de repos, bien méritée. Ils s’étaient offert six jours de rêve, dans un petit palace, digne des contes des milles et une nuit. Après un vol aérien, ils seraient à l’Ile de Djerba, dans quelques heures et pourraient se dorloter mutuellement.

Repassant dans sa tête, tout ce dont ils avaient besoin pour s’envoler, Julien demande à son Emilie :
« On a tous les papiers ? »
« Oui, oui… »
« Vérifies, s’il-te-plaît ! »
« Mais, oui, rassures-toi. J’ai déjà regardé. » sur quoi, elle ouvre un portefeuille et lui tend lesdits papiers.


Julien tourne la tête pour la regarder et lui adresse un tendre bisou.

Un klaxon de camion hurlant se fait entendre.

V

John est un employé, chauffeur de son état, somme toute modèle. Enfin, le croit-il, sérieusement.

Il est au téléphone, son employeur à ses basques, lui intimant l’ordre de se dépêcher dans sa livraison, afin de pouvoir en assumer une autre dans la foulée. Furieux, de l’irruption de son patron, John accepte et raccroche, tout en maugréant celui-ci.

Au dernier moment, il se rend compte que le feu, duquel il se rapproche, vient de passer au rouge.
Il n’a pas le temps… de freiner.
Il appuie… sur le klaxon, et sur l’accélérateur, se trompant de pédale…
et horrifié, voit arriver une berline noire qui s’encastre dans les roues arrières de sa cabine.


La berline, une jaguar, tape violemment et ripe contre l’essieu arrière du truck. Sous le choc, Emilie est propulsée au-travers du pare-brise la première et frotte contre le bitume. Par “chance”, elle passe sous la remorque arrière sans être écrasée. Julien n’a pas cette chance.

Pendant qu’Emilie est projetée, la voiture sous la violence du choc, part en vrille et commence à s’encastrer dans la remorque. Dans ce laps de temps, Julien, éjecté, rebondit sur le capot de la voiture et se fait écrasé par les roues arrières de la remorque. Il a à peine le temps de comprendre, qu’il ne vit plus !


Cinq secondes d’inattention mortelles !

IV

« Poussez-vous, vite, vite, faites place… » crie un des brancardiers.
« Une accidentée de la route. Plaies et commotions au thorax. Bras droit, jambe gauche cassés. Veine jugulaire sectionnée par bris de verres. »

Je me pousse contre le mur, laissant passer cet amas exsangue. Et, je la regarde filer devant moi, entr’apercevant une balafre sur son visage.

Un quatre. Étonnant.

Un des brancardiers remarque ma stupeur et se dépêche de la couvrir mieux, s’imaginant que j’étais choqué par cette vision sanguinolente qui passait ses derniers moments devant moi.

Cela le fit sourire.

III

Antonio est notre dernier intervenant dans cette histoire, passablement aussi jeune que ne l’était nos deux protagonistes mourants.

“Tony la flèche”, on l’appelait. Il s’était acheté récemment une vieille mustang, 69, un “pur sang au galop ravageur”.
Il ne faisait pas le malin avec ; il l’aimait tout simplement, elle, ses courbes, son râle, ses couleurs.
Une belle mustang décapotable, noire avec une bande grise qui partait de l’avant du capot à l’arrière aux pots.

Il en était fier.
Cela faisait trois ans qu’il avait passé son permis et il avait économisé tout ce temps pour se la payer. Depuis, il la bichonnait comme si c’était son bébé…
quand il ne montait pas dedans, pour la démarrer et se balader cheveux au vent.

Lui est un bel hidalgo, espagnol, les cheveux mi-longs, un regard lumineux, fier de vivre. Le mors aux dents, la rage de vivre.
Aujourd’hui, pour aucune raison particulière, il était particulièrement sur les nerfs.

« Je vais passer par l’hôpital » pensant ainsi raccourcir sa route.
« J’aime pas ce temps, mi-figue mi-raisin, ça m’énerve. »
Dans ses pensées, il laissait son moteur vrombir allégrement, filant à-travers les rues.

II

Pendant ce laps de temps, une équipe médicale est affairée autour de l’accidentée, essayant de la soigner et de la ranimer au plus vite.

Charlène est appelée en renfort.
Emilie meurt, sans connaissance. Sans papiers sur elle, on ne sait si elle est “donneur d’organes”. Le cœur s’éteint.

C’est trop tard…

Charlène sort du bloc, ennuyée : « et, deux cœurs de perdus, aujourd’hui. C’est vraiment pas juste. »

En pensant aux cœurs, elle se souvint que je devais être dans l’antichambre de son bureau en train de me reposer.

Elle se dirigea donc vers celui-ci, entra… et, ne me trouva pas.
Elle ressortit aussitôt et demanda si l’on savait où j’étais passé.
Une aide-soignante répondit évasivement : « Il me semble l’avoir vu sortir et partir vers le couloir de sortie. »

Charlène se précipita alors sachant que j’étais sous l’effet du calmant.

I

Le soleil m’éblouit. Fortement.
Je viens de passer les portes de sortie de l’hôpital.
Je contourne l’ambulance, mal garée.
“Celle qui vient d’emmener la jeune mourante” me dis-je.

Pendant que je la contourne, j’entends un bruit de moteur vrombissant et de basses sonores gronder mais je ne vois rien.
Le soleil m’éblouit toujours autant.

Je dépasse l’ambulance. Le bruit de moteur est là, rageur, puissant. J’aperçois vaguement un insigne, un cheval noir.
J’entends : “Crac”

Je ne sais ce qui se passe.
Tout tourne autour de moi. Tout valse.
J’ai furieusement mal. Je me cogne la tête à plusieurs reprises, contre du métal, du verre, contre le bitume.
Je vois tout noir. Je n’entends plus rien.
J’ai mal…

Un cri de pneu se fait entendre. Trop tard.


Charlène court. Au-travers des portes vitrées de l’hôpital, elle voit. Horrifiée, elle crie : « Louis ! »

Elle s’approche de moi, se penche sur moi, et prononce mon prénom : « Louis, tiens bon, tiens le coup… on va te soigner ! »

J’ouvre les yeux, difficilement.
J’ai du sang… dans la bouche, par le nez.

« Un ange, je vois… un ange », je souris légèrement et je dis : « Donnez-lui mon cœur, donnez-le lui ! »

« Dites lui que je l’aime… »

Zéro

« Tu as un cœur » dit Charlène à Marie-Lou, ma femme.
« Ne t’inquiètes pas, tout va bien se passer. Et, je respecterais ta volonté, je te le promets. »

L’opération dura quelques heures. Et se termina bien.
C’est à ce jour, un acte maîtrisé, avec ou sans sang.

« Où est mon Louis ? » demanda Marie-Lou, quand elle se réveilla.

Et, Charlène d’exploser en sanglots, la gorge terriblement nouée, ne put prononcer d’autres mots que ceux-là :
« Dans ton cœur, Marie-Lou, dans ton cœur ! »


EsteBaN H.
le 22 juin 2006 - 16 h 50.


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